Avec son agence de voyage en Tanzanie, Gladys a réussi son pari : permettre à des femmes de devenir porteur sur le Kilimandjaro. Portrait d’une chef d’entreprise dont le cœur a battu au rythme de ses engagements pour les femmes et l’éducation dans son pays.
Au pied du Kilimandjaro, s’agite la petite ville de Moshi. Faite de bruit et de terre rouge, de maigres routes embouteillées de centaines de camions, échoppes, dos d’âne et vendeurs à la sauvette, c’est une de ces villes de Tanzanie où l’on pourrait passer sans prendre le temps de s’arrêter.
Sauf qu’ici bat le cœur du Kili. Des milliers de porteurs y vivent entre deux ascensions. Ils habitent dans les maisons que l’on aperçoit de la route. Grises, sans porte et sans fenêtre, pauvres. Un peu plus loin, dans les ruelles, les agences de trekking succèdent aux magasins de location de matériel. Les camionnettes débarquent les groupes de touristes dans les hôtels. On va, on vient, on dort une dernière nuit au chaud avant le départ ; on prend une première douche au retour. On loue des affaires, on échange avec les guides, on se renseigne, on achète des barres de céréales; on boit des cafés, une bière.
C’est un ballet incessant d’où est souvent absent le sommet du Kili. Il est joueur. La plupart du temps, il se contente de se cacher dans les nuages. Quand on l’aperçoit, on se retourne sur le trottoir pour le pointer du doigt, on le prend en photo. On s’arrête un instant à Moshi.
C’est ici que Gladys est née. Dans cet instant volé aux neiges espiègles. A une époque où elles suscitaient la curiosité sans la frénésie de ces dernières années. Elle aurait pu travailler dans les champs. Elle aurait pu rester s’occuper de ses enfants. Mais, c’était sans compter sur le Kili, ses neiges et sa personnalité. Petite, c’est une enfant gaie mais tête de mule. “Elle n’était pas comme les autres filles, quand elle avait décidé quelque chose, personne ne pouvait la faire changer d’avis”, se souvient sa tante.
Très vite, elle veut gagner sa vie comme serveuse dans un hôtel. Parce que c’est là que sont les touristes, l’excitation, l’ouverture sur le monde. Et l’argent, bien sûr. La pudibonderie n’est pas du monde de Gladys. Elle n’a ni goût ni temps pour cela.
Aussitôt dit, aussitôt fait: elle sert. Les clients la remarquent : affable, serviable, débrouillarde. Elle pourrait s’en satisfaire, trouver un mari, se ranger. Mais, cela ne lui suffit pas. Le cœur du Kili bat plus haut, plus fort. Les touristes arrivent. On n’en est qu’au balbutiement. Il lui faut son entreprise pour en profiter.
Mais, elle n’a pas l’argent. Pas les connexions. Et puis, une entreprise pour une femme, est-ce bien sérieux? “Tu devrais penser à te marier plutôt”, lui répète- on. Dans un ton où pointent les premiers reproches. Seulement, elle n’en démord pas. Elle veut persévérer dans les affaires. Tant et si bien qu’elle finit par monter une première boutique de souvenirs. Elle y travaille nuit et jour. On la met en garde. Sa santé. Sa famille. Elle pourrait tout perdre. Qu’importe. Un sourire aux lèvres, elle ferme la porte à ces oiseaux de mauvais augure.
Et, le travail paie. Bientôt, elle réunit les fonds nécessaires pour créer sa première agence de voyage, Thoji Tours. Un oncle est appelé à la rescousse. Il avance des fonds et met la main à la pâte. Malheureusement, cela ne suffit pas.
Thoji tousse, s’essouffle. Tous les efforts de Gladys n’y pourront rien. Thoji finit par fermer.
Le second essai est le bon. Cette fois, ce sera Gladys Adventure. Ainsi, plus de doute possible : “le capitaine à bord, c’est moi”, explique-t-elle. Orgueil et folie des grandeurs pour les mauvaises langues ; sens des responsabilités pour
ceux qui la connaissent. Résultat, le succès se construit lentement mais sûrement autour des Safari et de l’ascension du Kilimandjaro. Près de dix ans après sa création, juste avant le Covid, Gladys emmène 350 groupes, chaque année à l’assaut du Kili ; elle fait travailler 400 porteurs et 40 guides.
Mais, l’essentiel est ailleurs. Car Gladys n’a oublié ni ses années d’enfance, ni les autres filles, qui sont elles restées dans les champs, n’ont pas appris à parler anglais, à se défendre, à se faire entendre. Depuis le premier jour, elle voit
l’argent des touristes comme un don du ciel pour son pays, ces femmes, et l’éducation des enfants. Il serait idiot de ne pas en profiter.
Assise derrière un bureau un peu trop grand, les équipes courant partout, des touristes attendant de partir, son fils Hillary explique : “nous sommes la compagnie faisant travailler le plus de femmes porteurs en Tanzanie”.
40 au total. C’était un métier d’homme. C’est devenu un métier pour tous. Les femmes portent. Parfois l’une craque, l’altitude et la fatigue ayant raison de leur énergie, mais “tout le monde peut craquer, homme ou femme, porteur ou guide. On ne sait jamais. Alors, oui, quand ça arrive, on s’aide”, explique un guide. Gladys est intraitable sur le sujet. Le succès de son entreprise sera partagé par le plus grand nombre. Outre embaucher des femmes, elle oblige ses collaborateurs à mettre de l’argent de coté sur leur paie. Elle les incite à acheter du terrain ou de petites maisons quand ils le peuvent. Elle se porte garant de leurs emprunts s’il le faut. Elle n’a pas eu la chance d’aller à l’université, ni même vraiment à l’école. Alors, elle paie des cours d’anglais à ses collaborateurs et leurs enfants.
Pour les plus démunis, elle veille à ce qu’ils puissent aller à l’école. Elle fonde des associations et un orphelinat à Moshi.
Le travail paie. A plus de quarante ans, on lui reconnait enfin sa place à Moshi.
Elle est une femme d’affaires reconnue pour son talent et sa contribution à la ville de Moshi. les guides la respectent. Les clients la recommandent. Les familles des porteurs la remercient.
En Tazanie, on parle de papa simba, le père lion, pour désigner le père de famille. Hillary se lève de son bureau toujours un peu trop grand et désigne un portrait de sa mère sur un coin de la table. Il a ce même sourire, dans lequel pointe respect et tristesse. “Ici, Gladys, c’était Mama Simba”, dit-il simplement.
C’était. Car, le coeur fatigué d’avoir trop battu, comme les neiges du Kili, Gladys s’en est allée trop vite. En début d’année. C’est désormais à lui qu’incombre de continuer l’aventure et d’être à la taille de ce grand bureau.
http://www.gladysadventure.com
Coline de Baillencourt