Le rêve est un objet complexe et flou dont la science s’empare peu à peu afin de tenter d’en explorer les zones d’ombre. Les intuitions de la psychanalyse font face au factuel d’une exigence d’exactitude et ils tentent, chacun de leur côté, de débroussailler la jungle épineuse des songes. Toutefois, de temps en temps, les deux se retrouvent et s’alignent. Aujourd’hui, où en est la recherche sur le sujet ? Quelles sont les fonctions du rêve ? Et pourquoi l’oublions-nous ? Enquête sur une des plus grandes énigmes de la science.
Qu’est-ce que le rêve ? À question simple, réponses compliquées, tant le sujet entraîne l’explorateur le plus curieux en terre méconnue. Du point de vue scientifique, peu de chercheurs sont en mesure de fournir une réponse permettant de comprendre le mystère de la mécanique des rêves. « Nous savons des choses mais nous ne savons presque rien » confie Christelle Peyron, chercheuse au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon. La principale difficulté de l’étude du rêve réside dans son délai temporel : on ne peut savoir que quelqu’un a rêvé qu’une fois qu’il se réveille. Mais durant ce temps de sommeil, quand, précisément, a-t-il eu lieu ? En a-t-il fait plusieurs dont il ne se souvient pas ? Nous n’avons en guise d’objet d’étude que le simple témoignage de quelqu’un qui ouvre à peine les yeux et qui, malgré lui, apporte une forme d’interprétation à ce qu’il vient de vivre, recolle les morceaux, cherche du sens dans ce qui était décousu. Et surtout, ne se souvient que de peu d’éléments.
Les scientifiques s’accordent toutefois sur un point : une « zone chaude » située dans la moitié arrière du cerveau s’active lorsque l’on rêve. Les ondes cérébrales doivent atteindre un seuil précis pour qu’il soit créé. Ensuite, de nombreuses zones, aptes à simuler un monde immersif, s’activent en réaction à ce rêve. « Avec les rêveurs lucides (individus endormis ayant conscience d’être en train de rêver), on commence à avoir une fenêtre d’étude d’activité chimique, explique Christelle Peyron. C’est tout nouveau, uniquement dans le cadre des rêves lucides et nous ignorons si c’est exactement le même phénomène que les songes “classiques” puisque nous sommes dans un état de conscience plus élevé. Mais c’est ce qu’on a de mieux pour pouvoir les étudier ! »
“Grâce aux rêveurs lucides qui signalent le début et la fin de leur songe, les scientifiques découvrent que la durée du rêve n’a pas la même temporalité.”
Chaque nuit, le sommeil se divise ainsi en plusieurs cycles (de 3 à 6), alternant entre différents types : le sommeil lent léger, lent profond ou paradoxal. Chacune de ces étapes ne recense pas la même activité cérébrale. On s’endort durant le sommeil léger, phase durant laquelle il est donc facile de se réveiller ; puis nous basculons dans un sommeil profond. Mais c’est durant l’étape du paradoxal que la majorité des rêves se crée, du moins les plus intenses, concrets, loufoques…
Au fait, ce rêve, combien de temps dure-t-il ? « La sensation de durée est différente de la vie réelle, révèle Christelle Peyron. Grâce aux rêveurs lucides qui signalent le début et la fin de leur songe, les scientifiques découvrent que la durée du rêve n’a pas la même temporalité. Dans l’hippocampe (structure servant à la consolidation de la mémoire), des cellules s’activent. Les neurones s’enclenchent plus rapidement pendant le sommeil, que dans la réalité. »
PLUSIEURS FONCTIONS ?
L’idée que nos rêves auraient une signification est rejetée par la majorité des scientifiques. L’interprétation est personnelle, nécessairement due à l’histoire et la culture de chacun et n’est donc, selon eux, pas valable. Pourtant, des psychanalystes comme Freud ainsi que les chercheurs du CNRS s’accordent de temps à autre sur certains points, notamment sur quelques fonctions du rêve, comme vecteur, par exemple, de consolidation des souvenirs et de la mémoire. Les rêves permettent de se remémorer des événements du quotidien, de revivre des éléments de nos journées par fragments, afin de les ancrer d’autant plus dans notre esprit. Même endormis, nos cerveaux renforcent les informations venant d’être acquises. Célia Lacaux, doctorante et chercheuse en thèse au Service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris et à l’Institut du cerveau, a étudié cette idée en réalisant avec des narcoleptiques (touchés par des crises de sommeil soudaines et incontrôlables) et rêveurs lucides l’expérience suivante : « On leur apprend une séquence de pianotage et des mouvements oculaires pour pouvoir communiquer avec nous en dehors du rêve (car, étant endormis, tout leur corps est totalement paralysés sauf leurs yeux). S’ils sont dans un rêve lucide, on leur demande d’en changer le scénario, de nous le signaler par le code oculaire et refaire leur séquence motrice de pianotage ». Cette étude permet d’observer si la répétition de cet exercice en rêve consolide leur mémoire et améliore leurs performances dans la vraie vie. En effet, les résultats se sont avérés être assez concluants : le rêve semble favoriser l’apprentissage.
Concernant toujours le rôle de la mémoire dans le rêve, Freud s’accorde, en quelque sorte, sur ce point-là avec les scientifiques. Tout le monde se souvient forcément avoir déjà rêvé de gens ou lieux dont ils étaient persuadés, une fois éveillés, n’avoir jamais vus dans la vraie vie. Il évoque dans L’interprétation du rêve les rêves hypermnésiques, au cours desquels nous pourrions nous rappeler d’éléments abandonnés, dissimulés dans les tréfonds de notre cerveau et révélés de nouveau dans notre inconscient. Il prend l’exemple de Delboeuf (mathématicien, philosophe et psychologue) rêvant d’une plante dont il connaît le nom : Asplenium ruta muralis. Il se réveille mais ignore comment et où il l’a appris, persuadé de n’avoir jamais détenu cette information. « Seize ans plus tard, le philosophe en visite chez un ami aperçoit un petit album de fleurs séchées comme on en vend aux étrangers en guise de souvenir dans certaines régions de la Suisse. Un souvenir remonte en lui, il ouvre l’herbarium, y trouve l’Asplenium de son rêve et reconnaît sa propre écriture dans le nom latin adjoint ».
Selon Christelle Peyron, « dans les cas de dépressions post-traumatiques, le rêve permet de trouver la solution, de comprendre le trauma. Si on apprend à devenir rêveur lucide, on peut l’effacer en revivant la situation avec une meilleure gestion de la crise ».
“Dans les cas de dépressions post-traumatiques, le rêve permet de trouver la solution.”
Mais une autre étude montre que le rêve pourrait aussi avoir un rôle d’aide à la généralisation. En mettant ensemble des éléments sans rapport les uns avec les autres – des gens de notre vie qui ne se rencontreront jamais, venant d’époques différentes par exemple –, nous pourrions mieux généraliser en étant éveillés, sans se fier aveuglément aux codes. S’il manque un sapin à Noël, nous comprenons tout de même que nous fêtons Noël : nous généralisons.
RÊVES ET IDÉES
Plusieurs études ont montré que les rêves favorisent les idées et les associations d’idées. Célia Lacaux a écrit sa thèse sur le sujet “Rêve et créativité”. Sa question était la suivante : les rêves peuvent-ils nous donner de nouvelles idées, stimuler notre créativité ? Il existe beaucoup d’anecdotes d’artistes – notamment Dalì – disant qu’ils puisent leur imagination dans les songes ; son idée était donc d’apporter les preuves de liens qui existent entre sommeil et créativité. Elle s’est d’abord intéressée à la phase de sommeil paradoxal, mais une de ses expériences l’a menée vers un autre chemin. Elle s’est inspirée d’une anecdote de Thomas Edison (chercheur) qui avait l’intuition que la phase d’endormissement était propice à la créativité et qui, pour capturer cet état transitoire, dormait avec un objet métallique dans les mains, qui le réveillait instantanément lors de sa chute, au début de son endormissement. Célia Lacaux a donc reproduit ce schéma pour faire une expérience : elle a donné à plusieurs sujets des problèmes mathématiques très nombreux derrière lesquels était dissimulée une règle permettant de les résoudre tous très facilement et de manière instantanée. Après un certain temps, elle leur a fait faire une sieste avec l’objet dans les mains et ils se sont divisés en trois groupes : ceux qui étaient restés éveillés, ceux qui étaient en N1 (phase d’endormissement) et ceux qui avaient atteint le N2 (sommeil plus profond). « Ceux qui étaient dans la phase N1 avaient fait en moyenne une seule minute d’endormissement et 83% des sujets trouvaient dans un phénomène Eurêka la solution au problème, alors qu’ils ne savaient pas qu’il y avait une règle cachée, explique Célia Lacaux. Ceux qui avaient dormi plus profondément perdaient cet effet bénéfique, comme s’il y avait une sorte de zone créative mais qu’il ne fallait pas aller trop profondément dans le sommeil pour en bénéficier. » Ce n’était donc pas le sommeil paradoxal qui semblait les stimuler mais plutôt la phase d’endormissement, qui y ressemble beaucoup.
L’OUBLI
Une des grandes interrogations autour du rêve est celle de l’oubli : pourquoi, au réveil, sommes-nous parfois incapable de nous souvenir d’un moindre élément de celui-ci ? Certains penchent pour une réponse logique : ceux qui dorment d’un sommeil de plomb ont généralement plus de mal à se souvenir de leurs rêves que ceux qui ont des nuits plus légères et fragmentées, rythmées par des réveils – leur permettant ainsi d’attraper leurs songes à la volée. Pour d’autres, comme le sociologue Maurice Halbwachs, cette amnésie s’explique par le fait que les rêves ne nous servent à rien. Ou du moins, nous n’avons pas besoin de nous en souvenir pour qu’ils remplissent leurs fonctions. Serait-il peut-être même un hasard que l’on s’en rappelle parfois ?
Dans L’incertitude qui vient des rêves, Roger Caillois (écrivain et sociologue) raconte des cas vertigineux de confusion entre rêve et réalité. Le monde immersif paraît parfois tellement vrai qu’on pourrait le confondre avec le réel. « Si on encodait tout, on ne saurait plus faire la différence entre rêve et réalité, analyse Célia Lacaux. Ça pourrait même être dangereux. Un jour, la mère d’une de mes patientes m’a dit que sa fille, lorsqu’elle faisait un cauchemar et qu’elle en avait conscience, se jetait par la fenêtre en rêve pour se réveiller. Elle avait peur qu’elle pense un jour être dans un cauchemar et le fasse dans la vraie vie. »
“Si on encodait tout, on ne saurait plus faire la différence entre rêve et réalité”
Freud, dans L’interprétation du rêve, cite le neurologue Strümpell, qui aborde cette question de l’oubli. Pour lui, il n’y a pas un seul facteur mais plusieurs : d’abord, le fait que images du rêve peuvent être trop “faibles”, peu percutantes et donc facilement oubliées. Ensuite, l’homme a tendance à ne pas se souvenir de ce qu’il ne se passe qu’une fois. Aussi, le manque de liens logiques entre les choses, l’aspect décousu favorise l’oubli. Mais il évoque également le fait que ceux qui ne s’y intéressent pas particulièrement ont moins tendance à s’en souvenir. D’après Christelle Peyron, « Pour pallier l’oubli, prêter une attention particulière à son rêve permet de s’en rappeler ». C’est ainsi que Michel Jouvet, bien qu’étant neurobiologiste, écrivait ses rêves tous les matins. Petit conseil pour tous ceux qui se plaignent d’une constante amnésie au réveil : notez-les.
Par Léontine Behaeghel