Cédric Villani est l’un des mathématiciens les plus brillants de sa génération, couronné, entre autres, par la médaille Fields en 2010 (le « Prix Nobel » des mathématiciens). Écologiste convaincu, il se consacre également à l’engagement politique et citoyen sous toutes ses formes.
En mars 2018 j’ai rendu au Président de la République un rapport très attendu sur l’Intelligence artificielle (IA). Encore aujourd’hui quand je le consulte, c’est avec fierté. Pas seulement parce qu’il a servi de lancement à la stratégie nationale en IA — c’était la deuxième en Europe après celle de la Grande-Bretagne — mais aussi parce qu’il a bien passé le test du temps, que son organisation logique tient toujours la route, et qu’il a été très lu et commenté, en France et à l’étranger, à tel point que certains acteurs dans le monde de la recherche et de la politique parlaient d’en célébrer le cinquième anniversaire.
Le mérite en revient surtout à la qualité de l’équipe que j’avais pu rassembler, et dont je consulte encore régulièrement les membres, comme Marc Schœnauer, directeur de recherche Inria et ancien président de la Société française d’intelligence artificielle, Bertrand Rondepierre, qui est maintenant programmeur chez Google, ou encore Anne-Charlotte Cornut, qui a participé à tant de projets depuis, sur la cause féminine dans le numérique ou sur le calcul automatique des empreintes carbones.
Le hasard du calendrier a fait que, précisément cinq ans après la remise de ce rapport, le succès médiatique de ChatGPT a provoqué un nouvel immense élan sur le sujet de l’IA. De sorte qu’aujourd’hui comme en 2018, je reçois chaque jour des invitations à parler de ce thème dans un cadre ou un autre : conférence, séminaire, convention d’entreprise, podcast, émission télévision, tribune…
C’est donc le moment à la fois d’évaluer la nouvelle situation, et de revenir sur le bilan de la stratégie IA.
« Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire » : c’est ainsi qu’on a résumé cette stratégie. À raison. Sur les 10 objectifs prioritaires que j’avais mis en avant à l’époque, disons que 2 ou 3 ont été bien atteints, 2 ou 3 autres en partie, et le reste… pas du tout.
La mise en œuvre des instituts interdisciplinaires de l’Intelligence artificielle a bien été réalisée. Ce sont aujourd’hui des écosystèmes mêlant différentes disciplines, comme nous le souhaitions à propos de ce sujet éminemment transverse, avec des universités, des grandes écoles, des industries, etc. Le comité d’éthique a bien été installé et il est opérationnel. Les grands défis sont là. Le calculateur Jean Zay apporte de précieuses ressources de calcul à des acteurs… qui en ont bien besoin !
Oui, beaucoup de travail a été fait ! Mais rien ou presque, hélas, sur l’expérimentation et le pilotage d’expériences sur les transformations du travail, pas grand-chose sur l’augmentation des formations (L’initiative France 2030 espère bien faire la différence sur ce point), le déploiement de la plateforme nationale de données de santé (Health Data Hub) s’est retrouvé encalminé dans un débat public marécageux, la fuite des cerveaux vers les grandes entreprises internationales a continué, et l’inégalité de genre ne s’est pas vraiment soignée. J’ai eu moi-même la confirmation éclatante de ce dernier point lorsque je me suis retrouvé, ce printemps, à la présidence d’un jury d’IA constitué par de très grandes entreprises françaises : il était 100% masculin et évaluait une communauté de candidats qui était eux-mêmes à 98 ou 100% masculin !
Manque de confiance.
Les raisons de ces déboires sont variées. Difficulté, tout d’abord, de répondre par une action politique à un biais culturel, comme le manque de confiance injustifié des acteurs économiques français envers les performances scientifiques de l’IA en France (pourtant le pays de Yann Le Cun ou d’Alain Colmerauer). Ces aléas de la recherche font que le projet de voiture autonome, qui semblait prometteur en 2017, est maintenant jugé irréalisable par bon nombre de spécialistes.
Il y a ensuite la puissance économique des acteurs extra-européens dont la richesse s’est accrue durant l’épidémie de Covid. Il y a également la difficulté qu’ont les administrations, les ministères, à s’emparer culturellement de ce sujet qu’il faudrait envisager et pratiquer de façon pragmatique et en mode « projet collaboratif ». Ne parlons pas des extraordinaires obstacles politiques à aborder les données de santé à l’échelle nationale — alors que les échelons régionaux et européens, eux, progressent. Et enfin la puissance des biais et déterminismes culturels dans notre époque de réseaux sociaux et de communication omniprésente.
Sur certains de ces objectifs, j’en ai donc « remis une couche ». Par d’autres moyens. C’est ainsi que j’ai accepté le poste de conseiller scientifique du projet SISTEMIC, qui se consacre à la promotion des carrières des jeunes femmes en sciences et technologies, et qui vient de tenir son premier colloque : une journée complète au Palais de Tokyo avec une belle énergie et une impressionnante distribution d’invités.
Oui, beaucoup reste à faire ! Le domaine peut-être le plus critique de tous reste celui de la formation, y compris pour répondre aux peurs des uns et des autres : dans un continent déjà mieux armé que tous les autres en matière de lois et règlementations de l’IA, le facteur limitant pour faire progresser les garde-fous et l’éthique de ces technologies ce n’est pas l’instauration de nouvelles normes mais une montée en compétence technique, industrielle, en souveraineté de savoir-faire et de production, qui permettra à la communauté d’agir, de faire la police, de détecter et réparer les comportements inadmissibles, de proposer et de prendre en main.
Il y a tellement à faire en la matière ! L’IA, pour l’instant, a échappé à la mise en théorie. Dans les années 90, personne ou presque n’avait prévu que les approches statistiques reviendraient aussi fort et de façon aussi efficace dans ce sujet. Dans les années 2000, personne ou presque ne misait sur les réseaux de neurones pour s’imposer comme la technologie vedette de l’IA. Dans les années 2010, qui croyait que les « transformeurs » inventés dans les entrailles de Google, mèneraient, à travers ChatGPT et d’autres outils génératifs basés sur de très grands modèles de langage, à un engouement aussi phénoménal ?
Apprivoiser et dédramatiser.
Force est de constater que l’IA survient là où ne l’attend pas, et c’est en expérimentant, en jouant avec, que l’on peut espérer l’apprivoiser, la dédramatiser, en trouver de nouveaux cas d’usage.
Pour ma part je compte résolument explorer ses usages dans le domaine du militantisme écologique, avec une poignée d’activistes climatiques étrangers très motivés pour mettre cet outil au service de leur cause. Oui, il y a bien des raisons pour craindre des cataclysmes : déstabilisation économique, irrationalité des marchés, nouvelles manettes de manipulation, perte de compétence de nos collégiens ou de nos experts…
N’a-t-on pas vu Google, pourtant à l’origine de la structure sur laquelle est basé ChatGPT, perdre 100 milliards de capitalisation en une seule journée, pour la raison triviale d’un bug dans la démonstration de son outil Bard ? Ce n’est pas l’IA qu’il faut craindre, c’est bien la folie ou l’inconséquence humaine, qui se retrouvent flattées ou exacerbées par une telle technologie.
À nous de lutter pour en faire, pour reprendre la terminologie d’Ivan Illich, un outil convivial, c’est-à-dire qui nous aide à développer nos aptitudes intellectuelles et physiques, à nous rendre meilleurs et plus forts, et non pas à nous amoindrir ou à nous asservir par la dépendance.
À l’heure où bien de nos lycéens se précipitent sur l’IA pour répondre à leurs sujets de dissertation, on commence déjà à entendre des conseils avisés sur son bon usage : n’utiliser l’IA générative que comme partenaire qui vous met au défi, que vous allez pouvoir améliorer car vous maîtrisez le sujet mieux que lui, et avec votre propre style. Et surtout en le relisant soigneusement, car il parsème ses textes d’absurdités qui semblent plausibles « de loin » mais qui sont si extravagantes qu’un enfant de 10 ans ne les aurait pas commises !
L’irruption dans le débat public des IA génératives façon, Midjourney ou ChatGPT, aura eu au moins le mérite de trancher le débat sur la créativité de la machine. Eh oui, une IA peut être créative, voyez la façon dont elle vous compose en vers une réponse à telle ou telle requête ! Pas forcément efficace, pas forcément sobre, quand on voit la quantité d’énergie, de données et de ressources qu’elle avale, mais créative ! On le savait déjà depuis AlphaGo et les nouveaux coups qu’il avait découverts pour battre l’Homme au jeu de go… mais maintenant chacun peut le constater !
Pourquoi pas ? Après tout, le hasard aussi est créatif et pourtant nous ne nous sentons pas menacés par lui dans notre chair d’êtres créatifs. Certains jouent de cela avec talent. Le trio d’artistes français Obvious s’est spécialisé dans les créations originales à base d’IA, ainsi de leur série de masques africains engendrés ainsi, et ensuite réalisés selon des techniques traditionnelles par des artisans du Ghana — renouvelant les questions de tradition et modernité.
La Française Marie-Paule Cani a établi sa réputation dans la création de nouveaux univers graphiques et artistiques, avec des outils qui seront à disposition des artistes et augmenteront leurs possibilités.
L’IA nous bouleverse dans notre statut créatif, mais aussi dans notre statut scientifique. Tout récemment se tenait à Paris un colloque sur l’IA et la chimie. Là encore, il était très impressionnant de voir comment l’IA changeait la donne.
Un peu plus tard, un colloque sur l’IA et la biomédecine, et des chercheurs universitaires ou industriels nous faisaient rêver par les applications envisageables. Y compris des chercheurs français, les deux exposés sur la chirurgie assistée par IA, délivrés par Nicolas Padoy et Jocelyne Troccaz, ne laissant aucun doute sur le fait que les sujets étaient majeurs et que la France y était à la pointe internationale.
La mathématique, avec son sens très particulier de l’esthétique, son insistance sur l’importance des preuves, sera-t-elle un jour bouleversée par l’IA ? J’en doute… mais en voyant que des chercheurs du plus haut niveau mondial comme Terry Tao ou Timothy Gowers envisagent cela sérieusement, je ne peux que déclarer : « À suivre ! ». Tout en réaffirmant l’activité mathématique comme une activité d’humains expliquant à d’autres humains le sens du monde, de la même façon que la médecine, par définition, implique des humains qui prennent soin de leurs frères et sœurs humains.
La force est allée à la force.
Avec cette montée en puissance de l’IA, c’est toute la géopolitique qui se retrouve remaniée. Par le jeu de la puissance économique, de la performance des moyens de calcul, de la grande foire d’empoigne autour des meilleurs chercheurs et chercheuses.
Pour l’instant, ne nous attendons pas à un bouleversement : ces dernières années, la force est allée à la force, et les pays déjà reconnus comme meneurs se sont retrouvés encore davantage meneurs.
Pour bouleverser ce jeu et la grande bataille annoncée entre Chine et États-Unis — bataille médiatique autant que technique — il faudra, c’est ma conviction, résolument développer l’échelon européen, avec des réseaux d’enseignants, de chercheurs, d’étudiants, une interface améliorée entre science et politique, et permettre aux Européens de cœur de résolument s’emparer de ces outils pour servir la cause qui leur tient tant à cœur. Cela aussi figurait dans mon rapport.
Là encore… « À suivre ! »
Cédric Villani