Les mystères du rêve ont fasciné différents domaines de la connaissance au fil de l’histoire, allant des sciences dures aux théories les plus ésotériques. Tenter de retracer ce dialogue ininterrompu entre les artistes et le monde mystérieux du songe, c’est faire apparaître l’irrigation mutuelle entre le processus de création et le travail souterrain de la psyché.
« Parler de rêve dans l’art suppose plusieurs choses. On peut parler du discours sur l’art qui a dit que les artistes étaient influencés par leur rêves, ou bien ont eu une apparition, une vision. Ce rapport-là, entre rêve et inspiration apparaît tôt, avant même la notion d’artiste », explique Florence Dumora, maître de conférences et spécialiste des rêves à l’Université de Paris qui a publié L’œuvre nocturne : songe et représentation au XVIIe siècle en 2005 et travaille sur un nouvel ouvrage sur le rêve. Dès l’Antiquité, une grande importance est accordée aux songes, qui sont interprétés et comparés aux grands mythes collectifs, considérés comme des présages, des visions prémonitoires. En Irak, les fouilles de la bibliothèque de Ninive mettent au jour les premiers essais d’interprétation de rêves, au IIe millénaire avant notre ère. Des tablettes cunéiformes répertorient objets et animaux perçus en rêves qui donnent des indications divinatoires, annonçant les présages sur le destin des rois ou la tournure des batailles. Plus tard, dans la Bible et dans les textes historiques, nombre de rêves sont retranscrits, toujours des rêves de grands hommes : apôtres, saints, empereurs… Ils sont des thèmes populaires, et l’art classique s’attable à représenter ces visions nocturnes, considérées comme symboliques et porteuses de sens. Leur représentation est très conventionnelle, on peint un dormeur, et dans le même espace, le contenu de son rêve. La convention habitue le spectateur à comprendre que l’ensemble du tableau correspond à ce que voit le dormeur aux yeux fermés dans ses songes. « Il est très différent de dire la place du rêve comme contenu des œuvres. Si nous parlons de quand apparaît la représentation du rêve de l’artiste lui-même, on la date à 1525 avec le rêve de Dürer. C’est une aquarelle qui n’a rien à voir avec les représentations conventionnelles que l’on voit jusqu’à présent. Mais si Dürer représente ce songe, avec un texte narrant le récit nocturne, c’est bien parce qu’il considère que ce rêve a une importance politique. Il y est question de guerre, une menace apocalyptique décrite par l’artiste. » Ce tableau de rêve se veut toujours porteur de sens, mais il n’obéit plus à la convention de sa représentation. Ces représentations plus individuelles, que ce soit en littérature ou en peinture, restent cependant des cas isolés jusqu’au XIXe siècle.
À partir du XIXe, le rêve devient un objet d’investigation et de connaissance scientifique à part entière. Philosophes, artistes, littérateurs cherchent à élucider les mécanismes à l’œuvre dans le processus onirique. Le rêve commence à être représenté par les artistes comme la révélation d’un autre univers, un monde à part qui transfigure la réalité objective. Il s’agit petit à petit de peindre l’onirique pour transgresser les frontières de l’art, élargir son domaine et affirmer ses nouveaux pouvoirs. La peinture et la littérature passent de l’autre côté du miroir et du monde tangible, de la représentation du dormeur à celle du rêve lui-même. Ces nouvelles explorations de la représentation du songe correspondent à une libération et une affirmation d’une subjectivité grandissante dans l’art, l’idée d’une identité, un “je” d’artiste.
En 1900, la naissance de la psychanalyse et les textes de Sigmund Freud définissent le rêve comme voie privilégiée d’accès à l’inconscient. Ceci ouvre le bal pour un nouveau pan de l’histoire de l’art et de la pensée, guidée par une soif de connaissance des processus psychiques à l’œuvre chez les humains, processus de déplacement, d’association libre qui seront chers aux surréalistes. Les artistes vont à la rencontre de leur dialogue intérieur, de leurs fantasmes, ces territoires inconnus et constructions imaginaires qui deviennent le théâtre de symboles, de signes qui échappent aux contraintes de la représentation du réel.
L’influence de la psychanalyse se fait sentir dans la conception du rêve comme un rébus dont on pourrait déchiffrer les lois. Le surréalisme s’empare pleinement de cette conception. Ce mouvement artistique du XXe se définit par une recherche de réponses auxquelles on accéderait par la création, par de nouvelles routes vers l’inconscient que sont, entre autres, l’écriture et la peinture automatiques. En 1924, André Breton les définit dans le premier Manifeste du surréalisme comme un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] ».
Pour les artistes, le rêve devient la révélation d’un monde qui transfigure la réalité objective.
À travers l’art pictural, la parole, la poésie, il s’agit pour les surréalistes de libérer les forces psychiques – le rêve inclu – du contrôle de la raison, pour les libérer des valeurs et des conditionnements reçus, « bien que les surréalistes tombent finalement eux-aussi dans leurs propres conventions de représentation des rêves… » nous rappelle Florence Dumora. Avec le surréalisme, le rêve s’établit comme contenu des représentations picturales, du fait que les surréalistes considèrent qu’il existe une forme de réalité supérieure dans les associations trouvées dans les rêves, le Manifeste repose sur une croyance en la « toute-puissance du rêve ».
Pour les surréalistes, le rêve devient un nouveau répertoire iconographique tendu aux artistes qui plongent alors dans leur propre psyché. Les “états-seconds” sont à la source du rêve surréaliste. Pour libérer et manifester cette « toute-puissance du rêve », il faut s’affranchir des « contraintes qui pèsent sur la pensée surveillée. » Cela fait l’objet de différentes méthodes et expérimentations, telles que l’automatisme et ses dérivés (écriture et peinture), et plus largement l’accès à des « états-seconds » de la conscience, pour atteindre hallucinations, états d’hypnose. Ceci toujours dans le but d’explorer les zones profondes du psychisme, investir des états-limites de la vision et se projeter dans une temporalité et une spatialité alternatives.
La multitude des représentations de songes, de visions, de fantasmes, d’hallucinations, trouble toute tentative de définition des mécanismes de l’inspiration nocturne. « Tout le problème du rêve, c’est qu’on ne le saisira jamais, sourit Florence Dumora. Aujourd’hui, définir précisément la place du rêve dans l’art reste une entreprise vaine, parce qu’elle vient se heurter à la question de ce qui fait l’onirisme d’une œuvre. Il est très difficile de dire ce qui fait d’une œuvre un songe ; de nombreux tableaux relèvent de l’onirique, nous donnent l’impression du rêve, sans que rien ne nous indique que c’en est un pour autant. » Est-ce un vrai rêve ou non ? Préférer plutôt : est-ce que ça donne l’impression du rêve ou non ? Et pourquoi ? Difficile à dire, impossible à généraliser.
S’il est si tentant de mettre les rêves et l’art en regard l’un de l’autre, c’est peut-être parce qu’on trouve dans le rêve une métaphore élaborée de l’art. Cette faculté de l’esprit à former des représentations imaginaires apparaît comme une métaphore de l’art même, et fascine alors pour ce qu’elle permet de comprendre du mystère de la création. Faire dialoguer les songes et les arts, c’est explorer le processus créatif dans ses dimensions les plus profondes et chercher à approcher, au plus près de sa source, le fonctionnement de la pensée et de l’imaginaire humain.
Par Lucie Buclet