Gabriel Gaultier & Olivier Altmann
Gabriel Gaultier & Olivier Altmann

GABRIEL GAULTIER & OLIVIER ALTMANN : INTERVIEW CROISÉE

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Nous leur avons posé les mêmes questions à des moments différents.
Histoire de tenter de percevoir où en sont les créatifs dans la communication aujourd’hui.

Publicitaire depuis 40 ans (Campagnes Eurostar, Nike, RATP…), ancien directeur de la création dans de grandes agences et très souvent primé, Gabriel Gaultier est un talent à part dans la publicité. Fondateur de l’agence LEG dans les années 2000 puis de Jésus et Gabriel en 2013, il est aussi le fondateur de la revue Bigbang, l’Almanach des possibles.

Olivier Altmann est un des publicitaires les plus expérimentés de sa génération. Il a démarré sa carrière comme concepteur-rédacteur chez Australie, FCB, BDDP avant de cofonder BDDP & Fils dans les années 2000. Il a ensuite rejoint Publicis Conseil pour diriger la création au niveau du réseau mondial. En 2014, il fonde sa propre agence indépendante : Altmann + Pacreau.

EP – Quel est votre rapport à la technologie d’un point de vue personnel et professionnel ?

GG – Dés lors qu’on prend le métro ou qu’on écoute la radio, qu’on se brosse les dents, on a un rapport à la technologie. La virginité technologique n’existe pas. Ce qui est nouveau aujourd’hui avec le numérique, c’est que des milliards d’êtres humains utilisent la même technologie et surtout les mêmes outils en même temps. De ce point de vue, les disparités professionnelles se lissent. Là où le fraiseur maîtrisait une machine que le cordonnier ne connaissait pas, nous sommes des milliards à nous réfugier derrière un écran du matin au soir et souvent, il est de la même marque que celui d’autres gens qui font la même chose à l’autre bout du monde.

« Ce qui est nouveau aujourd’hui avec le numérique, c’est que des milliards d’être humain utilisent la même technologie et surtout les mêmes outils en même temps »

EP – Et vous Olivier, au début du siècle, chez BDDP & Fils vous avez fondé une partie de votre succès sur le lancement de start-up digitale. Où en est-on ?

OA – Dans les années 2000, il y avait pas mal de marques 100% digitales qui, pour se faire connaître, avaient paradoxalement besoin d’une campagne télé dite « traditionnelle ». Les mêmes qui prônaient l’avènement d’un nouveau média révolutionnaire, se tournaient vers les vieux mass médias pour toucher une audience maximale. L’enjeu était de gagner rapidement en notoriété pour ensuite pouvoir à nouveau lever des fonds et grossir. Jusqu’à l’éclatement de la bulle internet où les investisseurs ont commencé à s’intéresser de plus près aux critères de rentabilité, et plus seulement à la croissance. Personnellement, je ne suis pas un geek et j’aime me considérer comme faisant partie d’une majorité de français qui regardent les nouvelles technologies avec un mélange d’enthousiasme et de circonspection. Je ne suis pas ce qu’on appelle un « early adopter » mais comme tout publicitaire, je suis curieux de tout et j’aime bien m’assurer qu’une technologie est pérenne, a du sens, avant de l’adopter ou de la recommander.

EP – Pensez-vous qu’avec les IA, nous sommes dans une phase d’accélération et que la réalité est en train de rattraper la science-fiction ?

OA – Excusez-moi, mais je ne suis pas friand de ces formules toutes faites qui donnent le sentiment qu’on entre dans un monde fantastique, utopique, ou inversement un monde Orwelien, totalement flippant. D’abord je ne suis pas un spécialiste de l’IA, donc je me garderais bien d’avoir un avis tranché et d’expert en la matière. Je peux par contre vous dire ce que nous, communicants, percevons comme changements dans nos métiers. Même si nous en sommes encore aux balbutiements. L’intelligence artificielle n’est pas nouvelle, elle se développe à vitesse grand V et touche de nombreux domaines. Les grands acteurs mondiaux du digital (GAFAM et autres) en font une source de croissance et de business et souhaitent affirmer leur leadership en ce domaine. Ce qui est nouveau pour nous publicitaires, ce sont surtout les outils qui sont mis à notre disposition et celle du public (ChatGPT, Midjourney, etc).

« Des outils assez bluffant qui évoluent vers de nouvelles versions toujours plus rapides et pertinentes »

GG – Lire un texte, c’est déjà de l’intelligence artificielle. Il n’y a pas, en vrai, un grand bourgeois prisonnier de sa passion dans les fibres de papier d’Un amour de Swann que vous tenez en vos mains. Et pourtant, il existe dans votre tête. L’IA nous fascine parce qu’elle constitue un nouveau fantasme du remplacement du genre humain. C’était déjà le cas avec les robots, comme avec les métiers à tisser que les canuts de Lyon ont cassé pour ne pas perdre leur raison d’exister.

Mais qui se plaindra que des machines tissent les étoffes, que les moteurs de recherche nous fassent gagner des heures de queues aux bibliothèques ? La question, c’est : qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Elle est posée par le récent ouvrage collectif Humanité et numérique. Le prix à payer c’est de perdre pied par rapport à la réalité « concrète » et plus encore que cette escalade numérique essore davantage notre planète à bout de souffle. Ici, se pose la question de l’accélération, car on n’a jamais vu la science ou la technologie faire machine arrière. Et puis la réalité concrète, c’est quoi ? Un champ, ce n’est pas naturel. Une ville ce n’est pas naturel. Au fond, c’est la vitesse qui nous fait peur. Chaque époque a la nostalgie de l’époque d’avant. On veut tous des bistrots des années 50, mais qui voudrait se faire soigner les dents dans un cabinet des années 50 ?

EP – Certains disent que les IA ne savent pas générer d’idée ni d’émotion ? Pensez-vous que le gain de puissance et de sophistication des IA, leur gain en autonomie, ne va pas, à un moment, rapprocher humains et machines dans le domaine de la création et de la communication ?

L’émotion générée, c’est nous qui la voyons. On peut être ému par un cerisier en fleurs, mais le cerisier lui, il est juste dans son cycle de reproduction. La vraie question, c’est la conscience. Tant qu’une machine est programmée par l’homme, son pouvoir pourra être immense, mais son but restera déterminé. Il manquera l’étincelle qui est venue au singe pour lui faire penser : « Mais qu’est-ce que je fous là ? ». De ce point de vue, on reste l’espèce élue, le seul animal à envoyer des télescopes dans l’espace pour poser des questions qui vont plus loin que de savoir quel est le plat du jour.

« L’émotion générée, c’est nous qui la voyons… La vraie question, c’est la conscience »

OA – Je ne le pense pas. De la même façon que les robots n’ont pas remplacés les hommes, que la PAO/CAO n’a pas remplacé les designers, je pense que l’IA va changer notre façon de travailler par certains aspects, mais ne va pas remplacer les créatifs, les architectes, les écrivains, les artistes. L’intelligence artificielle, en combinant les données du passé, peut sans nul doute générer des images, des textes, des musiques, des voix originales dans une infinité de combinaison. Les « créations » qui en découlent peuvent être inspirantes, stimulantes, provocantes, mais ce ne sont pas des « idées » tant qu’un humain n’est pas à l’origine du processus. Dans notre métier, une idée c’est quelque chose qui fait sens, dans le but de communiquer un message.

Et c’est une étincelle qui touche le public, lui donne envie d’adhérer à une marque. Si je demande à l’IA une idée pour convaincre le public d’acheter une VW en lui donnant un brief sur la fiabilité, je n’obtiendrai pas le fameux film fondateur de DDB pour cette marque, où un conducteur de chasse-neige utilise une Beetle en plein hiver pour se rendre jusqu’à son chasse-neige. Et ce n’est pas l’IA qui pourra rester fidèle à un discours de marque durant 70 ans pour faire in fine de VW le premier groupe automobile mondial. Par contre, si j’ai l’idée d’une VW qui roule sur la neige alors que toutes les autres voitures sont immobilisées, je peux en effet demander à Midjourney de me proposer plein d’images, et les retravailler jusqu’à ce qu’une me satisfasse pleinement. Je peux en très peu de temps, fabriquer plusieurs contenus digitaux pour un même client afin d’alimenter tous ses comptes sociaux, dans tous ses pays, dans plusieurs langues. Encore faut-il que je puisse garantir à mon client que tous ces « assets » ont été non seulement vérifiés par l’agence mais sont juridiquement irréprochables. Bref, il y a plein d’applications nouvelles dans nos métiers qui arrivent, mais je ne pense pas que nous allons tous être au chômage demain à cause de l’IA. Il va falloir nous former, en tirer le meilleur, et cela va surtout nous faire gagner du temps, à condition que nous ne nous perdions pas dans une infinité de possibilités.

« L’IA créé du bizarre, de l’inattendu, du déviant »

EP – Avez-vous déjà utilisé des IA génératives comme Chat GPT, Midjourney ou Dall-E autrement que par curiosité… pour des besoins professionnels ? Si oui avec quel objectif ?

OA – Je m’y suis essayé comme beaucoup, et je vous avoue que mon temps est plus utile dans la réflexion sur les marques auprès de nos clients. Ce sont surtout les créatifs, les assistants, qui dans l’agence sont en train de défricher le sujet. Comme pour toute nouvelle technologie, certains vont s’y adonner avec jubilation pour maîtriser au mieux les outils, d’autres vont y être réfractaires ou indifférents, mais au final, ce n’est pas l’IA qui fera de meilleurs concepteurs ou directeurs artistiques.

GG – Oui, c’est un très bon sparing partner. Et ce qui est intéressant paradoxalement, c’est son imperfection. Là où le publicitaire fera un truc beau, léché, qui plaira au public, l’IA créé du bizarre, de l’inattendu, du déviant. Mais qui voit cette part créative ? Mon cerveau, pas la machine qui fait sans avoir conscience de ce qu’elle fait.

EP – Les idées sont au cœur des métiers de la communication. Croyez-vous que les versions ultérieures de ces logiciels d’I.A. pourraient générer des idées originales ? Faire aussi preuve d’une forme d’intelligence et développer une forme de nuance, voire de sensibilité ? Après tout, les idées sont les enfants naturels de différentes curiosités souvent associées de manière inattendue par le hasard ou l’intelligence. Or, l’IA est un modèle de curiosité surpuissant. C’est même sa raison d’être aujourd’hui. Elle regarde et apprend tout, des milliers de fois plus vite qu’un humain. Ne ressentez-vous pas le souffle froid d’une puissance qui vous pourrait bientôt nous dépasser ?

GG – La différence entre la pub et l’art, c’est que nous sommes des artistes de commande. C’est comme les mots croisés, huit lettres, c’est huit lettres. Alors oui, l’IA peut faire ce travail-là, en partie. En musique notamment. Si je veux une bande son guillerette avec du hautbois, elle fera ça aussi bien que le correcteur d’orthographe que j’utilise pour écrire ce texte. On gagnera du temps, c’est certain. Mais qui choisira l’idée ? Ce n’est pas le nuancier Pantone qui va décider de quelle couleur vous allez repeindre la cuisine, même s’il vous fait gagner du temps avec ses deux mille propositions. Et puis il y a autre chose : notre métier, c’est de créer de la différence, des territoires singuliers. Si toutes les marques parlaient de la même façon, elles n’auraient plus de raisons d’exister. La communication reste une discipline humaine. On ira plus vite et c’est tant mieux, comme on va déjà plus vite pour monter un film, pour produire une affiche. Mais rassurons-nous, les annonceurs mettront toujours autant de temps à se décider. A l’inverse, que pensez-vous de la théorie positiviste selon laquelle l’IA va permettre l’avènement d’un homme augmenté et va lui ouvrir des champs de créativité et d’innovation insoupçonnés dans les sciences, mais aussi dans la création et l’art ?

OA – Je crois beaucoup à l’IA pour faire gagner du temps dans les domaines scientifiques, informatiques, sécuritaires, et j’en passe. Grâce à l’IA on peut par exemple identifier beaucoup plus rapidement les responsables d’un délit en analysant les images des caméras, en combinant des données. On peut sans doute accélérer dans la recherche pour trouver de nouveaux remèdes. C’est un vrai accélérateur de progrès. Mais comme toujours il y a un revers à la médaille et l’IA peut servir à fabriquer des fake news, à spolier les auteurs et les artistes, etc. Je pense surtout que l’IA a besoin d’être règlementé si on ne veut pas que ce soit la Far West et que les grandes entreprises mondiales imposent leur vision de l’IA sans que les citoyens puissent poser des garde-fous.

GG – J’avais écrit une tribune dans Libération pour dire que l’homme est déjà augmenté depuis l’invention de l’arc, de la semelle, des lunettes… L’IA, c’est incontestablement une nouvelle façon d’étendre notre pouvoir sur le monde au même titre que l’avion à réaction, ou la boîte de crayons de couleurs.

EP – Récemment l’artiste allemand Boris Eldagsen a refusé un prix gagné aux Sony World Photography Awards en révélant que l’image avait été générée par une IA. N’est-ce pas révélateur de questions vertigineuses sue les œuvres de création artistiques, de la définition même d’un créatif, d’un artiste ?

GG – C’est idiot. C’est un nouvel outil comme un autre. Qui sculpte à main nue ? Au dix-neuvième siècle, on avait prédit la fin de la peinture avec l’arrivée de la photographie. Et on a eu l’impressionnisme, le cubisme, Picasso, Matisse. Quant à remettre le concept d’artiste en question, pourquoi pas ? Les vitraux des cathédrales ne sont pas signés. Elles sont déjà l’œuvre d’une grande intelligence collective qu’on partageait de génération en génération. On ne surfe pas contre la vague, mais en l’épousant. Il faut aller dans le sens de l’époque si on veut en tirer le meilleur et la dompter. Le meilleur est à venir. Qui veut d’une société figée ? L’art comme la science ne cesseront de nous interroger sur le sens du monde.

OA – Qu’est-ce que l’art ? Grande question. On l’a vu avec les NFT, il n’est pas nécessaire qu’une œuvre d’art soit exécutée par un humain pour que cela soit considéré comme de l’art. Mais même dans une œuvre générée par une IA, il y a un humain derrière. Celui qui oriente les choix, peaufine, et au final décide que c’est cette image-là et pas une autre qui doit être son œuvre.

« Le vrai talent continuera à se payer au juste prix. »

EP – Pensez-vous que la chaîne de fabrication/production issue des idées va être profondément bouleversée et que les modèles économiques vont changer ? Photographes, mannequins…?

OA – C’est un peu tôt pour le dire. À chaque avancée technologique, je ne sais pas pourquoi on prédit que tout va changer, que plus rien ne sera comme avant. On a eu le même discours avec les enceintes connectées qui ont fait un flop, avec le Métavers qui semble déjà has been au point que Mark Zuckerberg commence à en revenir bien qu’il ait renommé son groupe Méta… J’ai l’impression que cela va tirer vers le bas le prix de certains contenus à produire en grande quantité pour Internet, mais que le vrai talent continuera à se payer au juste prix. Un grand photographe, un grand réalisateur, un grand auteur n’en auront que plus de valeur.

GG – Moi je pense que oui, et c’est tant mieux. Ne nous accrochons pas à ces vieux modèles. Photographes, mannequins, toute cette aristocratie s’accrochera à ses privilèges comme les maréchaux-ferrants à l’époque de l’automobile. On réinventera notre regard. La communication est un milieu conservateur qui a besoin d’être secoué. Moi, le premier !

EP – Est-ce que les créatifs dans les agences d’aujourd’hui se forment au « Prompt » et à la génération d’image par AI ou sentez-vous des résistances fortes ?

GG – Il y a toujours des esprits ouverts et des esprits fermés. Au début des années 60, Madison Avenue se pensait perdue avec l’arrivée de la pub à la télé. Elle n’avait pas tort : une nouvelle génération est apparue, qui a essaimé partout aux États-Unis puis dans le monde entier.

EP – Pour finir avec un peu plus de légèreté, pour vous l’IA aurait naturellement une voix d’homme, de femme, transgenre, d’enfant…?

OA – Vous voyez bien que dans votre question, il manque l’essentiel : une voix pour faire quoi ? Pour parler à qui ? De quoi ? Combien de temps ? Et c’est donc bien l’homme qui oriente la réponse même si il utilise une IA pour générer une voix.

GG – C’est marrant : dès qu’on pense à l’avenir, on l’imagine avec les formes du passé, comme les premières voitures automobiles qui avaient des phares de calèches ou les voitures électriques d’aujourd’hui qui conservent un capot à l’avant alors qu’il n’y a plus de moteur. Servons-nous de notre mémoire pour inventer, pas pour reproduire. Là-dessus, au moins, nous garderons une longueur d’avance sur l’IA. Sinon nous irons à la pèche. Après tout, c’est très reposant, la pêche. Nous avons demandé à Midjourney de nous sortir l’image de la plus belle femme du monde… Voici le résultat. Ce sera sans doute demain un autre… Mais que cela vous inspire-t’il ? Amoureux ?

OA – (Rires) Pas vraiment. Cela montre bien les limites de ce genre de demande. La plus belle femme du monde, évidemment, n’existe pas et celle-ci me laisse vraiment de marbre. On devine que la couronne doit répondre d’une façon ou d’une autre à la requête « du monde » ce qui tend à prouver que sur le plan de l’émotion humaine l’intelligence artificielle est plutôt bête. En conclusion, j’ai l’impression que le mot « intelligence » nous égare un peu car, en fait, il s’agit davantage de « machine learning ». L’intelligence, c’est parfois savoir reconnaître ses propres limites.

GG – Désolé, mais la plus belle femme du monde est déjà chez moi et elle m’attend. Je vais devoir mettre un point final à cet échange.

La femme « la plus belle du monde » selon Midjourney
La femme « la plus belle du monde » selon Midjourney

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