INTERVIEW D’ ALEX STACHTCHENCO, EXPERT, CONFÉRENCIER ET AUTEUR BITCOIN & WEB 3

/
20 mins read

Propos recueillis par Tobias CLAISER.

E – A vos yeux, quelle serait la meilleure définition des cryptomonnaies ?

Je vais décevoir dès le début, il n’y a pas de définition de ce qu’est une cryptomonnaie. Dans le domaine, il y a beaucoup d’actifs qui ont des natures et des utilités très différentes. En fait, ça ne veut rien dire de comprendre les cryptomonnaies. D’un point de vue purement pédagogique, il vaut mieux d’abord s’attarder sur Bitcoin en particulier qui est la première, la plus ancienne, la plus sécurisée, celle où il y a plus de gens qui s’échangent du volume, celle qui est la plus adoptée, celle qui constitue presque à elle toute seule la moitié du marché. Une fois qu’on a compris Bitcoin, on peut s’attarder sur le reste.

E – Justement, ce fameux Bitcoin, parlons-en…

Pour comprendre Bitcoin, on va d’abord faire un petit retour en arrière. On ne peut pas espérer comprendre une solution sans saisir le problème qu’on cherche à résoudre. Il est multiple et concerne la monnaie en général. Notamment la façon dont elle a évolué au cours des dernières décennies. Je pense à l’émergence du numérique et l’omniprésence des intermédiaires, qu’ils soient étatiques ou financiers. La monnaie, en tant que telle, n’est plus rattachée à rien de palpable depuis 1971. Le dollar américain n’est soutenu par aucune matière première. Il ne repose que sur de la confiance et dans l’image des États-Unis. C’est la même chose pour l’euro ou toutes les monnaies fiduciaires qu’on accepte aujourd’hui.

Deuxième partie du problème, l’explosion des intermédiaires. Il y a une statistique que j’évoque assez souvent. Dans les années 1960, il y avait 6 millions de comptes bancaires pour un peu plus de 49 millions d’habitants. Aujourd’hui, le chiffre a été décuplé. La complexité intervient dans la capacité du web à gérer les flux d’argent et à le transformer en un élément électronique. On a longtemps cherché des outils permettant de le faire, mais sans y parvenir réellement. C’est ce qui fait que même y compris dans les années 2000, on avait toujours pas de bonnes solutions pour faire des paiements sur internet. Les paiements sur internet sont des choses très récentes qui ont émergé fin des années 2000 avec les Paypal, les Visa, Mastercard… A chaque outil, un intermédiaire, une passerelle, un oeil supplémentaire. Et ces yeux supplémentaires impliquent la disparition pure et simple de notre vie privée. Dans les années 1960, on pouvait payer beaucoup de choses en liquide. C’est désormais terminé. En cause, l’accélération de la numérisation, les services bancaires omniprésents… La vie privée est un droit fondamental, mais elle est réduite à néant et quasiment plus respecté dans le monde financier.

Donc ces trois facteurs-là sont très importants pour comprendre pourquoi, soudainement en 2008-2009, à la suite de la crise financière des subprimes, un certain Satoshi Nakamoto débarque sur un forum et dit « j’ai une idée qui vise à proposer un système de cash électronique pair à pair. » Et il y a tout dans cette phrase, c’est un système de cash, donc le cash, c’est du liquide, au sens où c’est décentralisé, il n’y a pas de compte bancaire nécessaire, chacun peut le gérer depuis son propre téléphone, il est électronique et il est pair à pair. Donc c’est une monnaie nativement numérique, qui n’a pas besoin de passer par un compte bancaire. Donc évidemment, la perception de la proposition de valeur de Bitcoin, elle va largement dépendre de l’exposition que toi tu as en tant que personne qui s’intéresse au sujet, aux problèmes qu’on cherche à résoudre. C’est-à-dire que si tu es un citoyen français bancarisé avec des virements SEPA instantanés, avec une monnaie qui est des plus stables dans le monde, forcément tu es moins sensible à la proposition de valeur de Bitcoin que si tu es un Nigérian sans compte bancaire dont la monnaie s’est effondrée et qui a perdu 90% de sa valeur sur les deux dernières années. Satochi Nakamoto décide de créer un concept qui est celui de la rareté numérique. Il propose une solution technique pour le faire.

« La vie privée est un droit fondamental, mais elle est réduite à néant et quasiment plus respecté dans le monde financier. »

E – La valeur du bitcoin repose quand même sur les spéculations de la monnaie actuelle ?

Pas vraiment, non, ça c’est la cotation. La valeur intrinsèque, c’est un sujet de débat parce que pour un certain nombre de personnes, c’est un concept qui ne veut rien dire, et qui s’explique assez facilement. Un verre d’eau à Paris n’a pas la même valeur qu’un verre d’eau dans le désert après trois jours de marche. Donc la valeur intrinsèque d’un objet, c’est compliqué. Par contre, la valeur de marché quand tu payes un bitcoin en euros ou dollars, tu le payes à un prix différent selon que tu le payes maintenant, il y a deux ans, il y a cinq ans, il y a dix ans, ça c’est sûr. Mais par contre, en termes de qu’est-ce qui soutient la valeur de bitcoin, sa valeur fondamentale, le fait que ça ne vaut pas zéro, Je vais peut-être vous surprendre, mais il y a beaucoup plus de choses derrière Bitcoin que derrière le dollar. Parce que derrière le dollar, il y a Jérôme Powell, le patron de la Réserve Fédérale. Derrière le Bitcoin, il y a des machines qui tournent toute la journée, qui font des calculs. A la fin, ça représente une dépense énergétique. Et donc quand je dépense un Bitcoin, je sais que quelqu’un a dépensé de l’énergie. Donc je peux le soutenir par de l’énergie dépensée par quelqu’un. Mais bon, là, on est déjà un peu plus loin dans le raisonnement. il faut encore passer un peu de temps sur le problème qu’on cherche à résoudre avant de passer sur le fonctionnement.

E – Le Bitcoin, contrairement aux monnaies classiques, n’est pas extensible à l’infini. Est-ce à dire qu’il peut disparaître ?

Non, c’est voué à atteindre une quantité finie. Cette quantité finie, c’est 21 millions et en l’occurrence on sait qu’elle devrait arriver autour de 2140. Pas demain, on a encore le temps. Mais on le sait, c’est déjà dans le code. C’est parfaitement prévisible, c’est transparent, c’est public. La politique monétaire n’est pas manipulable et elle a précisément été créée pour servir de contre-pouvoir à la politique monétaire du système monétaire actuel.

« Il y a beaucoup plus de choses derrière le Bitcoin que derrière le dollar. Derrière le Bitcoin, il y a des machines qui tournent toute la journée, qui font des calculs. »

« Entre 3 et 5% des transactions en dollars qui concernent des flux illicites. Pour le bitcoin, c’est moins de 0,5%. »

E – On parle souvent de blockchain. Comment l’expliquer à nos lecteurs ?

Historiquement, cela renvoie à une méthode de chaînage des données les unes avec les autres qui a été inventée en 1982 par un certain David Chaum. Le concept n’a trouvé aucune utilité pendant 40 ans. Mais il a connu regain d’intérêt à partir de 2014-2015 parce que les cryptos s’en servent parmi les 4 ou 5 technologies qui servent à faire tourner Bitcoin. Il y a le chainage de données par blockchain mais comme les gens ne voulaient pas parler de Bitcoin parce que tabou, pas bien, ils ont trouvé un mot de substitution qui est blockchain. Pourquoi c’est une blockchain? Parce que l’empreinte numérique infalsifiable de chaque page de transaction du fameux registre dont on parle depuis tout à l’heure, chacune de ces pages a un identifiant et cet identifiant, il sert à créer l’empreinte numérique de la page suivante. En version cryptographique, ce que ça veut dire, c’est que le registre est infalsifiable parce que si tu veux modifier n’importe quelle page, tu es obligé de modifier toutes celles qui sont venues après aussi. C’est pour ça qu’on parle de blockchain, c’est parce que tu as des blocs de transaction qui sont chainés les uns avec les autres. Et qui forment donc une chaîne de blocs.

Mais Bitcoin c’est de la blockchain pour structurer les données, mais c’est aussi des technologies paire à paire. Parce qu’il faut bien envoyer la data entre pairs d’un même réseau. Mais c’est aussi la preuve de travail, ce que je disais tout à l’heure, Proof of Work en anglais, qui est ce procédé qui consiste à dépenser de l’énergie pour générer une preuve cryptographique. Et c’est aussi la rémunération des mineurs qui est là pour le coup une solution économique. C’est que je donne de l’argent, nouvelle banque créée, à des mineurs. C’est tout ça ensemble Bitcoin. Si tu prends que la blockchain, tu as une structure de données chaînée.

E – A l’image d’Aurore Lalucq, plusieurs élus européens s’élèvent contre les cryptos en évoquant un monde criminel et nocif notamment. Qu’est ce que vous répondez vous de cette position?

C’est faux, dangereux, liberticide, on pourrait lancer beaucoup de choses. C’est faux, toutes les datas indiquent que c’est un endroit où il y a moins de flux illicites que dans le secteur traditionnel. Quand tu vas chez les terroristes, chez Daech ou autre, ils s’échangent des valises de dollars, il ne s’échange pas des bitcoins. Et c’est, de mémoire, entre 3 et 5% des transactions en dollars qui concernent des flux illicites. Pour le bitcoin, c’est moins de 0,5%.

Pour la partie environnement, même les esprits académiques de UCL ou Cornell commencent à changer d’avis. Au-delà, les propos de ces lus sont dangereux et liberticides. Aurore Lalucq, par exemple, a fait une proposition d’amendement dans la loi européenne dont le titre était « interdiction des portefeuilles non hébergés ». Sous ce titre, somme toute innocent, se cache en réalité une chose beaucoup plus grave parce que ce que ça veut dire « interdiction de la propriété privée » au sens du début de notre interview. Ce que ça veut dire c’est que tu n’as pas le droit de détenir ton propre argent. A part dire que c’est très dangereux et que dans son monde idéal collectiviste, ça s’appelle URSS. Je ne suis pas très aligné avec Aurore Lalucq qui accessoirement, a refusé d’adresser la parole aux gens de l’industrie qu’elle ne veut pas écouter. Donc, elle est dans une croisade anti-crypto qui n’a pas de sens puis-qu’encore une fois, c’est l’autre problématique de ce sujet crypto et c’est pour ça que j’ai très insisté au début, c’est que là on n’a même pas commencé à parler de crypto, on a parlé que de Bitcoin. C’est un sujet sur lequel il est absolument impératif de faire un distinguo entre Bitcoin et le reste des cryptos. Parce que le reste des cryptos, ce sont globalement, pour la quasi totalité, voilà, je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail, mais pour la quasi totalité, ce sont des projets technologiques. C’est-à-dire qu’il y a des fondations, il y a des fondateurs, il y a des investisseurs en capital risque qui mettent de l’argent.

« Une quantité de Bitcoin finie. C’est 21 millions et en l’occurrence on sait qu’elle devrait arriver autour de 2140. »

« Il est absolument impératif de faire un distinguo entre Bitcoin et le reste des cryptos. Parce que le reste des cryptos, ce sont globalement des projets technologiques. C’est-à-dire qu’il y a des fondations, il y a des fondateurs, il y a des investisseurs en capital risque qui mettent de l’argent. »

E – Quel regard portez-vous sur la couverture que les médias offrent aux crypto-monnaies?

Elle est très biaisée. On peut même dire qu’elle est fainéante. La plupart des journalistes ne font pas de travail de recherche. Donc en fait, ils reprennent les mots de leur confrère ou ils reprennent la facilité. Évidemment, il y a également des journalistes qui font le travail. qui posent des bonnes questions, qui s’interrogent, qui deviennent spécialistes du sujet, etc. Mais disons que dans les médias les plus répandus, et si on veut faire une moyenne, les rédactions ont tendance à s’intéresser à ce sujet quand il y a des cracks énormes ou quand il y a des hausses énormes, et ce qui les intéresse, c’est uniquement le prix. Voilà. Mais des questions sur les fondamentaux, on ne nous en pose pas souvent.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Previous Story

SATOSHI NAKAMOTO, L’ÉNIGME DERRIÈRE LE BITCOIN

Latest from Blog