Mathieu Crucq est Directeur Général de Brainsonic, agence de communication à Paris. Il accompagne de nombreux grands comptes dans leur stratégie de prise de parole et dans l’optimisation des process internes. Il forme les comités de direction et les équipes opérationnelles aux nouveaux usages liés aux AI. Ses présences « social media » sur Twitter et Linkedin sont dédiées à l’intelligence artificielle générative, et leurs impacts en entreprises.
Un coup de tonnerre, et de profonds bouleversements. En quelques semaines, les intelligences artificielles génératives ont surgi dans notre quotidien, avec d’un côté ChatGPT pour le langage, et de l’autre Midjourney pour les images. La recette de ce succès ? L’extrême efficacité de ces outils, doublée d’une utilisation très simple et d’interfaces compréhensibles par le « grand public », et à même de le séduire. C’est d’ailleurs là que se situe vraiment la révolution. Les bases technologiques existaient déjà, mais leur appropriation massive par des non technophiles marque un tournant. Une démocratisation qui s’accompagne des craintes et fantasmes propres à chaque saut technologique, entre imaginaire solutionniste et vision quasi apocalyptique.
Face à ces visions antagonistes, l’enjeu actuel consiste surtout à garder la tête froide pour ne pas ajouter de bruit au bruit. Pas si simple, on en conviendra. Ce qui est à peu près certain, c’est que ces technologies nous demandent déjà de repenser la manière d’appréhender le travail. Puisque l’on peut « générer » du contenu (au sens large) de manière automatisée, il importe de distinguer le travail à valeur ajoutée « humaine » du travail « à confier à la machine ». Pas selon les contraintes actuelles, mais bien au prisme de ce qui requiert un savoir-faire, une pensée.
Si ces questionnements ne sont pas nouveaux, ils acquièrent aujourd’hui une importance nouvelle, à titre individuel, industriel et collectif.
Cet arbitrage entre ce que l’on doit « garder » en prestation humaine VS en prestation AI, de nombreux professionnels y sont déjà confrontés. Indépendamment des questions éthiques – un sujet à part entière – c’est probablement le « marché » qui va venir réguler ou non l’utilisation de l’AI dans le domaine de la communication qui nous intéresse aujourd’hui. Dans les mois/années à venir, nous allons pouvoir observer une séparation encore plus nette entre la valeur artistique, l’expertise réelle (nécessitant donc l’humain, et sa singularité), et les productions de flux, utiles, mais déclinables en volume de manière semi – voire totalement – automatisée.
Et ce n’est déjà plus de la science-fiction. Quand la marque Levi’s annonce, sous couvert de plus d’inclusivité, que les mannequins de ses catalogues seraient dorénavant générés par des IA, c’est aussi, voire surtout, une question de couts. Diminution des coûts en production. Des droits d’auteurs.
Capacité à A/B/C/D tester plusieurs mannequins en fonction de leur « performance » sur un site e-commerce. Capacité à changer de modèle en fonction de l’utilisateur qui le consultera, etc. La contrainte physique disparaissant, les possibilités deviennent illimitées.
La marque Undiz a ainsi réalisé ses affiches visibles cet été avec de l’IA. Une manière d’expérimenter – à l’échelle – ces nouveaux outils, mais aussi évidement de se rendre compte de l’impact sur les process. Moins de tournage. D’organisation. D’équipe de production. De droits. Mais une quasi-infinité de possibilités de changer, faire, refaire, de rerefaire.
Dès 2022, l’agence Brainsonic que je co-dirige avait déjà réalisé la campagne pour Bescherelle pour surfer sur l’émergence des AI. Mais aussi rappeler un point clé : l’importance de savoir bien prompter (c’est-à-dire donner les bonnes instructions aux intelligences artificielles), donc de savoir lire, écrire… Penser. En seulement deux jours, l’intégralité de la campagne (une quinzaine de visuels) était sortie et validée.
Produire ces visuels il y a encore un an aurait demandé des journées entières de travail. Aujourd’hui, quelques secondes suffisent, et l’on peut multiplier les essais pour trouver LES bons visuels associés au propos.
L’effet immédiat de cette facilité à produire ? Une évidente baisse de la valeur de l’exécution. Une mission qui exigeait 20 jours de travail hier ne peut objectivement plus avoir la même valeur si elle en demande désormais 3. Et puisqu’il sera bientôt possible pour tout un chacun de réaliser en quelques clics, quelques prompts, des actions hier encore réservées à des spécialistes, c’est bien l’excellence qui va être de plus en plus recherchée.
L’excellence dans la capacité à diriger très précisément une AI. L’excellence dans la capacité à « faire produire » son idée. L’excellence dans la capacité à challenger un « rendu » produit par une AI. L’excellence dans la capacité à combiner plusieurs AI pour réaliser tel ou tel livrable. L’excellence dans la capacité à entrainer les AI pour des contextes bien spécifiques. Cela marque la fin des compétences génériques. La production / déclinaison / édition à faible valeur ajoutée va être progressivement supplantée par l’AI. Qui sera plus rapide, plus efficace, moins chère. Et permettra de faire et refaire sans jamais se fatiguer.
Quelles conséquences pour nous, professionnels de la création ?
De nombreux experts vont devoir se repositionner rapidement, non pas sous peine d’être disruptés, mais bien de se trouver en décalage avec des coûts marchés revus à la baisse pour toute une série d’actions. La manière d’appréhender un projet va donc évoluer. Aujourd’hui, on audite, on imagine un concept, et derrière, il faut produire.
Demain, il faudra toujours trouver le concept, produire des premiers éléments de prompt, puis passer cette production à l’échelle auprès de nombreux métiers s’appuyant sur les IA : storyboarding. Scripting. 3D. Shooting photo synthétique, génération de son et de voix… Le corolaire de cette évolution est évidemment social. Les AI vont devenir de plus en plus présentes dans notre quotidien personnel et professionnel, et de nombreuses questions sur l’éducation, ou sur le développement des individus, se posent.
Comment éviter de creuser un peu plus les inégalités numériques ? Comment former dans un monde où l’AI est partout ? Comment garantir le bon développement intellectuel et cognitif des étudiants, puisqu’ils seront à terme assistés dans à peu près toutes leurs tâches, et que plus rien ne sera « difficile » à produire ?
La notion de difficulté et d’effort étant directement liée à l’apprentissage, il est urgent de s’interroger dès maintenant sur ces questions pratiques, mais aussi, plus largement, philosophiques.
L’arrivée des AI simplifie la production de nombreuses choses et ouvre des perspectives incroyables, si tant est qu’on l’appréhende sous un angle positif, et surtout conscient. Elle soulève aussi bon nombre de questions auxquelles il est encore difficile de répondre. Raison de plus pour s’y intéresser de près et se former à utiliser, et non subir, ces technologies.
Par Arthur Atlas