Interview de Marc Schwartz, PDG de la Monnaie de Paris Propos recueillis par Daphnée CATALDO

L’IDEE DE LA DISPARITION DU CASH EST UNE VUE DE L’ESPRIT

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Avec l’avènement de la technologie numérique, les paiements électroniques ont connu une croissance exponentielle ces dernières années. Les paiements sans contact, parcarte, par téléphone et via des applications sont devenus monnaie courante dans notre vie quotidienne et à l’échelle mondiale. Une tendance qui soulève des questions sur le devenir du paiement en espèces. Marc Schwartz, Président-Directeur général de la Monnaie de Paris, apporte une perspective concrète et empirique sur l’avenir du cash.

E – De nombreux changements ont eu lieu dans les méthodes de paiement depuis le COVID-19. Le paiement sans contact s’est véritablement démocratisé, que ce soit par l’utilisation de cartes ou de téléphones portables. Comment peut-on s’adapter aux changements technologiques et sociaux qui pourraient affecter l’utilisation du cash à l’avenir ?

Il faut se replacer dans une perspective historique. L’histoire de la monnaie est longue et riche en transformations. À l’origine, l’économie était basée sur le troc ou sur des matières physiques telles que le riz, le sel ou les coquillages. C’est vers 700 ans avant notre ère que la monnaie métallique est apparue en Lydie (actuelle Turquie). Puis la monnaie physique s’est répandue dans le monde. La monnaie papier, ou les billets de banque, ont fait leur apparition en Chine, avant de se propager en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles. La monnaie bancaire et la monnaie électronique ont suivi, au XXème siècle, puis la monnaie numérique aujourd’hui. En somme, l’histoire de la monnaie est un fascinant récit de transformations et d’innovations, qui se poursuit encore aujourd’hui. Je ne dis pas ça pour faire un cours sur l’histoire de la monnaie, mais pour souligner que dans l’histoire, la monnaie a pris toute une série de formes successives. Les sociétés se sont adaptées à ces différentes formes de monnaies. Aujourd’hui, la monnaie est de plus en plus dématérialisée, de plus en plus numérique. Mais au fond, cela n’est rien d’autre que la continuation de cette longue histoire de la monnaie, qui est elle-même une histoire de la dématérialisation de la valeur.

Si l’on considère l’évolution de la monnaie avant même l’apparition des smartphones, du paiement sans contact et des applications de paiement, on constate que la monnaie a déjà subi de nombreuses transformations.

Prenons l’exemple de la zone euro : la masse monétaire, qui atteint environ 16 000 milliards d’euros, est déjà constitué à 90% de monnaie bancaire. Lorsque l’on parle de monnaie, il s’agit principalement de deux éléments : les liquidités présentes sur les comptes bancaires, qui peuvent être utilisées pour effectuer des paiements par carte de crédit ou par chèque, même si ce dernier est de moins en moins utilisé ; et la monnaie physique, c’est-à-dire les billets et les pièces, qui représentent environ 10% de la monnaie en circulation. La monnaie est donc déjà largement dématérialisée, et il est probable qu’elle le soit encore davantage à l’avenir. Cependant, cette évolution n’est pas une conséquence directe de la pandémie de COVID-19, mais plutôt la suite logique d’une longue histoire à laquelle nous nous sommes toujours adaptés, même s’il est vrai que la pandémie a accéléré cette évolution. Selon les chiffres publiés par la Banque centrale européenne (BCE), la part des paiements en espèces est passée de 79% en 2016 à 59% en 2022. Une nouvelle étude sera publiée à la fin de l’année, et il est probable que l’on constate une nouvelle baisse de la part des espèces dans les paiements. Toutefois, cette évolution ne signifie pas la disparition des moyens de paiement les uns après les autres.

La monnaie physique est toujours présente et largement utilisée, mais elle est désormais complétée par de nombreux autres moyens de paiement qui se sont ajoutés au fil des siècles.

E – Est-ce que la progressive dématérialisation monétaire engendrera une disparition du cash ?

Je ne le crois pas du tout. Je sais que c’est une idée qu’on entend parfois, mais il faut regarder les chiffres. Il est important de se rappeler que la monnaie a trois fonctions principales : elle sert d’unité de compte, de moyen de paiement et de réserve de valeur. Bien que la fonction de moyen de paiement ait tendance à diminuer relativement aux autres supports de paiement, elle reste très importante. Selon les chiffres de la BCE de 2022, 59% des transactions dans la zone euro et 50% des transactions en France étaient effectuées en cash. Cela signifie qu’une transaction sur deux dans les points de vente en France est encore réalisée en espèces. Il est vrai que dans les grandes villes comme Paris, l’utilisation du paiement sans contact, de la carte bancaire et du téléphone portable est de plus en plus répandue. Cependant, tout le monde n’a pas encore adopté ces habitudes de paiement. Aujourd’hui, il y a 1 600 milliards d’euros en circulation, alors qu’il y a 20 ans, lors de l’introduction de l’euro, il s’agissait de 200 milliards. C’est sept fois plus ! C’est pourquoi l’idée de la disparition du cash, en réalité, est une vue de l’esprit.

Qu’est-ce qu’on ferait de ces 1 600 milliards d’euros ? Quel serait l’intérêt de le faire disparaître ? De plus, dans une économie en croissance, même si le pourcentage de transactions en cash diminue, le besoin en cash peut augmenter en raison de l’augmentation de la consommation des ménages et du nombre de transactions. La troisième fonction de la monnaie, qui est la réserve de valeur, est de plus en plus importante aujourd’hui, en particulier dans les périodes de crise. Les ménages ont tendance à mettre de l’argent de côté en cas d’imprévu, et lorsque les taux d’intérêt sont bas ou même négatifs, ils préfèrent souvent garder leur argent à la banque ou chez eux plutôt que de l’investir. C’est pourquoi la monnaie en tant que telle n’est pas rémunérée.

Enfin, la monnaie physique est une forme publique de monnaie, émise par les banques centrales, ce qui explique le degré élevé de confiance dans cette forme de monnaie.

Donc, bien que les habitudes de paiement évoluent, la fonction de réserve de valeur et la confiance dans la monnaie physique restent des facteurs importants qui contribuent à sa pérennité. Je ne crois donc pas du tout à la disparition des espèces.

E – Pourquoi certains pays européens sont davantage attachés aux espèces que la France ?

Il faut distinguer l’utilisation des espèces et l’attachement aux espèces. Les pratiques d’utilisation des espèces varient considérablement d’un pays à l’autre. Par exemple, en Autriche et en Italie, 70% des paiements sont effectués en espèces, tandis qu’aux PaysBas, ce chiffre est tombé à 21%. Il y a donc des différences très importantes entre les pays, que ce soit au sein de la zone euro ou dans le monde. Il n’est pas aisé d’expliquer ces différences, car des pays économiquement, socialement et culturellement différents peuvent avoir des comportements similaires en matière d’utilisation des espèces.

Cependant, certains pays sont très attachés aux espèces et les utilisent fréquemment, comme le Japon où 75% des paiements sont effectués en espèces. Mais l’attachement aux espèces ne se limite pas aux pays où leur utilisation est élevée. C’est ce que j’appelle « le nouveau paradoxe du cash » : l’attachement aux espèces reste élevé même dans les pays où l’utilisation des espèces est faible. En France, l’utilisation des espèces a diminué ces dernières années, mais le degré d’attachement des Français , tel que mesuré dans l’enquête que l’IFOP effectue tous les ans pour la Monnaie de Paris, a augmenté. Cet attachement farouche à la liberté d’utiliser tous les moyens de paiement disponibles est lié à la souveraineté de la monnaie. En effet, la monnaie est, depuis toujours, l’expression du pouvoir souverain, car elle est étroitement liée à l’État. Les particuliers ont tendance à faire confiance à l’argent liquide en raison de sa stabilité et de sa fiabilité en tant que monnaie publique. En fin de compte, l’utilisation des espèces et l’attachement à cellesci sont deux choses distinctes. Bien que l’utilisation des espèces diminue dans certains pays en raison de l’essor des paiements numériques, l’attachement à la possibilité de continuer à utiliser des espèces reste élevé. Il est essentiel de prendre en compte cet attachement lors de l’élaboration de politiques publiques en matière de moyens de paiement.

E – Les jeunes générations, qui sont beaucoup plus adeptes du numérique, ne sontelles pas sujettes à moins utiliser de cash ?

Il est vrai que les nouveaux moyens de paiement, tels que les applications comme Lydia, se diffusent rapidement dans les jeunes générations. Ces outils numériques disruptent les comportements de paiement et offrent aux jeunes des moyens de paiement qui n’existaient pas auparavant. Cependant, les jeunes restent très attachés aux paiements en espèces. Selon notre dernière étude IFOP, 86% des 16-24 ans déclarent être attachés au paiement en espèces, ce qui est supérieur à la moyenne nationale qui est de 83%. Bien que les jeunes utilisent des moyens de paiement de plus en plus dématérialisés, ils ne souhaitent pas que l’argent liquide disparaisse. Il y a donc une forme de paradoxe entre l’utilisation des moyens de paiement numériques et l’attachement aux espèces.

E – Est-ce que le cash ne continuerait pas de circuler afin d’alimenter une économie souterraine ?

On ne peut pas nier que les espèces ont pu être utilisées dans le cadre d’activités illégales, telles que le financement de la criminalité ou le blanchiment d’argent, ou peuvent alimenter ce qu’on appelle l’économie « grise ». Mais aujourd’hui, ce sont les outils numériques, en particulier les cryptoactifs, qui sont de plus en plus utilisés à ces fins. Les activités illégales s’adaptent à la technologie, tout simplement. L’idée que la suppression des espèces pourrait faire disparaître la criminalité ou le financement d’activités illégales est encore une vue de l’esprit. L’exemple de l’Inde en 2016, où le gouvernement a démonétisé les grosses coupures dans le but de lutter contre la corruption et le financement illégal, a été un échec complet. Cette « démonétisation » a ruiné de nombreuses personnes qui gardaient de l’argent chez elles et a pénalisé les plus vulnérables. Je ne crois pas à la disparition des espèces. Même lorsqu’un gouvernement décide de le faire pour quelques coupures, quelques années plus tard, on revient au point de départ. Ce sont les usages et les personnes qui décident, et non les politiques incitatives. En Suède, les pouvoirs publics, qui étaient favorables il y a dix ans à la « société sans cash », ont changé d’avis. En 2019, le Parlement suédois a voté une loi pour protéger l’usage et l’accès aux espèces. Une enquête de la Banque centrale suédoise a conclu qu’il n’était pas indispensable de passer à la monnaie numérique. En matière d’espèces et de circulation des espèces, deux éléments sont importants : l’accès et l’acceptation. L’accès aux espèces doit être universel, via des distributeurs de billets ou d’autres moyens. L’acceptation des espèces par les commerçants doit être obligatoire, car c’est le seul moyen de paiement qui ait un cours légal. En France, la loi protège l’usage et l’accès aux espèces. Les commerçants ont le droit de refuser les cartes de crédit, les chèques ou les paiements par téléphone portable, mais ils n’ont pas le droit de refuser les paiements en espèces, sauf dans certaines conditions précisément définies. Dans d’autres pays, comme la Finlande, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, il y a également des projets de loi en préparation pour assurer l’accès et l’acceptation des espèces. L’accès aux espèces est une forme de bien public, et il doit être préservé pour des raisons d’égalité et d’inclusion sociale. Tout le monde n’a pas la même relation à l’outil numérique, et les espèces restent un moyen de paiement essentiel pour de nombreuses personnes.

E – La Monnaie de Paris est-elle dépendante des décisions des banques centrales en matière de production de la monnaie ?

En ce qui concerne la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire les billets et les pièces de monnaie, il y a deux régimes différents. Pour les billets, les décisions sont coordonnées par la Banque Centrale Européenne, et les banques centrales travaillent ensemble pour la fabrication et la distribution. Pour les pièces de monnaie, c’est une compétence nationale, donc c’est le ministère des Finances qui décide chaque année du volume de production. La Monnaie de Paris travaille en collaboration avec la Banque de France et la Direction générale du Trésor pour analyser la circulation monétaire et déterminer le nombre de pièces à frapper chaque année pour répondre aux besoins de l’économie. La décision finale revient au ministre de l’Economie et des Finances. Je tiens à souligner que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nombre de pièces de monnaie que nous frappons chaque année pour le compte de l’État s’est stabilisé depuis quelques années.

Cette année, nous allons frapper environ 550 millions de pièces de monnaie, ce qui est légèrement supérieur à la production de l’année dernière. Cela confirme l’idée selon laquelle la monnaie physique ne disparaîtra pas de sitôt. D’ailleurs, la BCE a une stratégie à horizon 2030 sur les paiements dans laquelle elle prévoit que le cash sera toujours en circulation. Donc, nous ne prenons pas toutes les décisions en matière de production de la monnaie, mais nous travaillons en étroite collaboration avec les autorités compétentes pour répondre aux besoins de l’économie et assurer une distribution égale et continue sur l’ensemble du territoire.

E – Qu’est-ce qui justifie la production de nouvelles pièces ?

La demande de monnaie fiduciaire est tout simplement liée à la demande de l’économie. Chaque année, la Banque de France a des entrées et des sorties de billets et de pièces dans ses caisses. Une partie de la monnaie est recyclée et une autre partie est distribuée aux banques et aux commerçants pour répondre à la demande. Bien que la part relative des pièces et des billets dans les transactions diminue, la croissance économique et la consommation des ménages font que la demande de monnaie fiduciaire reste importante. En outre, une partie de cette monnaie sort de la zone euro et est utilisée comme réserve de valeur dans d’autres pays. La BCE estime que 30 à 40% des billets émis en euros, depuis la création de la monnaie unique il y a 20 ans, se trouvent en dehors de la zone euro. Il y a également une demande de monnaie fiduciaire pour des raisons de thésaurisation, c’est-à-dire que certaines personnes gardent des billets et des pièces chez elles. Bien que cela puisse limiter la circulation de la monnaie, il est important de continuer à alimenter les commerçants en pièces de monnaie et en billets pour qu’ils puissent rendre la monnaie aux clients.

E – Depuis plusieurs années, la Belgique cherche à faire disparaître les pièces de 1 et 2 centimes de la circulation. Qu’en pensez-vous ?

Il y a effectivement plusieurs pays européens qui ont cessé de produire les pièces de 1 et 2 centimes, tels que la Belgique, les Pays-Bas ou l’Italie. Cependant, ces pièces ont toujours cours légal et continuent de circuler dans tous les pays de la zone euro. La décision de cesser ou non la production de ces pièces est une décision nationale, et chaque pays a le droit de se déterminer par rapport à cela. Le gouvernement français n’a pas encore pris position sur ce sujet et nous continuons à en produire une quantité importante à la Monnaie de Paris. La raison pour laquelle nous continuons à produire ces pièces est qu’il y a une demande de la part des commerçants, car tous les prix ne sont pas arrondis à 5 centimes. Si nous supprimions les pièces de 1 et 2 centimes, cela aurait un effet inflationniste sur un certain nombre de produits, car les commerçants risqueraient d’arrondir les prix aux 5 centimes supérieurs. De plus, dans le sondage IFOP, nous avons constaté que les Français sont attachés à ces pièces de 1 et 2 centimes.

Encore une fois, c’est parce qu’ils sont attachés aux espèces en général et qu’ils ne veulent pas les voir disparaître.

E – Selon vous, la crainte de la perte de vie privée dans les transactions numériques ne joue-t-elle pas un rôle dans l’attachement à la monnaie physique ?

La plupart des individus sont conscients de la différence entre le paiement en espèces et le paiement dématérialisé. Ils reconnaissent que le paiement avec le téléphone portable et la technologie sans contact est facile et rapide, mais ils sont également conscients que le monde numérique, dans lequel nous sommes en train de basculer, permettra une traçabilité forte de tout ce que nous faisons. Lorsque vous effectuez une transaction, l’opérateur de paiement est immédiatement informé. C’est l’une des raisons pour lesquelles les entreprises comme Google, Apple ou Facebook s’intéressent à l’argent et au paiement. Ils préfèrent vous garder dans leur écosystème. Même si Google Pay et Apple Pay ne génèrent pas beaucoup de revenus, ces entreprises récupèrent des données sur vos transactions et les utilisent pour vous envoyer des publicités ciblées.

C’est ce qu’on appelle le retargeting dans le monde numérique. Les gens comprennent cela et cela ne leur plaît pas toujours. Le paiement numérique est certainement pratique, efficace et rapide, mais il y a un côté un peu déshumanisé et, pour certains, effrayant. Ce n’est pas nécessairement la société dans laquelle nous voulons vivre. Nous sommes pour le progrès technique, et nous utilisons tous le paiement sans contact, mais nous ne voulons pas nécessairement que l’on sache ce que nous avons acheté et où nous l’avons acheté. C’est notre vie privée. Il y a donc une dimension dans cette question de moyens de paiement qui est liée à la protection de la vie privée et à la liberté d’utiliser les moyens de paiement que nous préférons utiliser. C’est un élément fondamental de la confiance dans la monnaie. Si l’on supprimait l’argent liquide, cela ébranlerait profondément la confiance dans la monnaie nationale. C’est ce qui s’est passé en Inde, où il y a eu une forte inflation. Aux Bahamas, les pouvoirs publics ont introduit le « sand dollar », un équivalent numérique de la monnaie nationale, mais le taux d’adoption de la population est inférieur à 0,2% deux ans après son lancement.

 

 

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